mardi 18 août 2015

Analyse d'un film de propagande : la supposée histoire de la vie d'Abu Suhayb





Daech est connu pour ses productions dramatiques dans lesquelles les exécutions par décapitation ou armes à feu sont légion, toutes aussi choquantes qu’insoutenables. Il existe cependant des vidéos dans lesquelles aucune scène d’exécution n’est à relever. Aux apparences inoffensives, elles sont le reflet de la riche capacité de propagande de Daech et surtout de la réactivité des réalisateurs de son organe de communication AL-HAYAT MEDIA CENTER.  Diffusé le 8 mars 2015, un film de 15 minutes illustre bien cette capacité. La vidéo met en scène un homme qui se présente comme étant un ancien séminariste français témoignant avec sérénité, passion voire mysticisme de sa conversion à l’islam. Dès les premières secondes, les chants et la voix suave de ce vieil homme enveloppe le spectateur dans une atmosphère de sérénité. L’ambiance colorée évoque une douce lumière dorée du matin, l’histoire commence, l’histoire de la vie D’Abu Suhayb al-Faranci. L’espace de quelques secondes le spectateur croirait regarder un reportage des émissions religieuses Les chemins de la foi diffusées par France 2 le dimanche matin. Dans le cas présent c’est sur le chemin de la propagande Daechienne que nous guide ce vieillard.
A travers un discours démonstratif louant le bonheur d’une vérité trouvée dans l’islam, le narratif du vidéogramme a pour intention la persuasion du bien-fondé et de la liberté de ce choix. Jouant de l’image d’un sage patriarche qui légitime ses paroles, Abu Suhayb al-Faransi discoure sereinement selon une rhétorique reprenant les thématiques  récurrentes de Daech : la vérité, la pureté, la sécurité, l’opposition des vrais et mauvais musulmans, la réalité et l’inexorable extension de l’islam.


L’acteur principal : un homme de confiance

 

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Eclairé par la lumière d’Allah, c’est un combattant, un homme vivant en terre d’islam






Il est cultivé, fraternel et pieux


La première séquence donne le ton, nous nous trouvons dans une mosquée baignée par une lumière matinale qui évoque le début d’un cycle, le début d’une histoire dont le sens dominant du propos : la foi en l’islam. L’orateur attire la bienveillance de son auditoire face à la caméra, en résonnance au titre du plan précédent il confirme qu’il va raconter l’histoire de sa vie et décline son identité : c’est un homme converti.


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« Je crois qu’il serait préférable de commencer par raconter ma conversion au moment où j’ai embrassé l’Islam et ensuite on arrivera à parler de …in Sha Allah »




Le changement de plan souligne le changement de propos, l’orateur évoque sa prédisposition spirituelle, sa révélation mystique dès l’enfance.

« Dès l’âge de 7 ans, j’ai eu une vision importante lorsque j’étais dans une église et à un moment donné j’ai prié seulement pour dieu, uniquement pour dieu. Au moment je savais pas, Allah je connaissais pas, mais dieu pour dieu. Je fais abstraction de tout ce qui était les saint et tout ce qui environnait l’environnement catholique. Et à ce moment-là, au moment de cette prière, une grande lueur, comme une grande lueur, une lumière forte m’a enveloppé, ce qui m’a convaincu à ce moment-là que dieu existait. »




« Après, dans la suite des évolutions, je suis rentré au séminaire pour faire un prêtre et de là en posant des questions cruciales et précises, on m’a pas répondu clairement. On m’a donné beaucoup de livres à lire et des réponses fictives ; des réponses pas claires sur lequel j’ai pas pu m’arrêter et déjà à ce moment-là je cherchais la vérité, une forme de vérité. Ensuite, je suis réussi à sortir du séminaire avec difficultés  évidemment, ça se passe pas si simplement que ça. Et donc je rentrais dans la vie active. Et là, cherchant toujours la vérité je me suis intéressé aux différentes religions qui pouvaient exister »


Il raconte la première étape d’un chemin à la recherche de  la vérité et sa conclusion est sans appel : le catholicisme n’apporte pas la vrai réponse, c’est une prison dont il est difficile de sortir.



« Finalement je n’ai pas trouvé véritablement ce que je cherchais encore, et je me suis intéressé aussi après al voyage. Donc j’ai cherché une entreprise, et une entreprise m’a permis de travailler dans le monde entier, dans 38 pays à peu près. Où ça m’a permis de voir de différentes cultures, différents peuples, différentes religions. Donc, les moyens financiers me convenaient, j’avais une vie respectable. Mais j’avais un manque de satisfaction intérieure, j’avais ce manque que je recherchais et je ne savais pas quoi en réalité, j’avais …vouloir trouver une vérité dans le monde entier »

Le discours présente un homme ayant une certaine ouverture d’esprit et qui a fait la comparaison des différentes cultures et religions. De son expérience il retient que le bien matériel est une illusion au bonheur.

La révélation dans l’islam

 


« Jusqu’à pour arriver à un autre moment, où effectivement en rentrant du travail … j’me suis dit L’islam, oui c’est quelque chose, je vais faire la prière comme les musulmans. Je me mets en position de prière, donc face à la Mecque. Et à ce moment-là une forte concentration. Et par Allah, par Allah je me suis senti, je me suis senti envahi  par une sorte de crainte, de peur, de joie, c’était… Et à ce moment-là y a comme une lumière qui vient m’envelopper. Je me sens serein, je me sens très sécurisé. Jusqu’au moment priant seulement pour un d… pour Allah car  là je me rends compte que c’est d’Allah , Allah seulement, Allah seul et unique, que pour lui que je me consacre. Et au moment où je fais le soujou,  je sais pas faire les autres rites. Je fais sojou, ce qu’on appelle soujou c’est le front sur le sol, là où on est le plus proche d’Allah. J’ai senti Allah très proche de moi, j’avais peur. Je tremblais, je pleurais. C’était une invasion, une sensation énorme, une sensation de joie, de tristesse, de crainte, et en fait de sécurité, de pleine sécurité. Je voulais plus bouger, je voulais rester dans cette situation là parce que je sentais que c’était véritablement  ça l’islam. En étant sécurisé intérieurement, en fait c’est la plus belle nuit que j’ai pu faire. Je me suis empressé le soir même de lire les premiers versets du Coran en passant par la fatia et en continuant par la sourate al bakara en disant c’est le livre où il n’y a pas de doute. Là je l’ai pris en tant que tel, j’ai lu le Coran sans y porter de préjugés, avec la plus profonde sincérité en le lisant en tant que tel et je me suis rendu compte que c’était un miracle, c’est un grand miracle, ce miracle d’Allah et c’est vraiment une vérité.
Je me suis senti propre, comme nouveau-né presque oui on peut dire nouveau-né, très pur à l’intérieur. J’ai dit malgré les gros inconvénients que je savais que ça apportait en étant musulman, le refus de la familiale, les portes vont se fermer, effectivement c’est ce qui s’est produit par la suite. Je me suis empressé le soir même de lire les premiers versets du Coran en passant par la fatia et en continuant par la sourate al bakara en disant c’est le livre où il n’y a pas de doute. Là je l’ai pris en tant que tel, j’ai lu le Coran sans y porter de préjugés, avec la plus profonde sincérité en le lisant en tant que tel et je me suis rendu compte que c’était un miracle, c’est un grand miracle, ce miracle d’Allah et c’est vraiment une vérité".

Abu Suhayb al-Faranci nous délivre son premier secret du bonheur, la révélation de la vérité dans le miracle d’Allah. C’est ainsi que se termine de la première étape de sa conversion, seul le Coran apporte la vérité. 

Déceptions face aux faux musulmans, rencontre avec les vrais

 

 

Un frère m’a mis le pied dans l’étrier, dans le droit chemin pour me guider. Et donc à partir de là je suivais scrupuleusement ce qu’il me disait. Les choses essentielles, les bases de l’islam en vrai. Par Allah j’ai eu la chance de faire la hamra, plusieurs hamra et d’être guidé par des frères, par des bons frères, des bons musulmans. Parce qu’il y en a quand même malgré tout. Au départ je pensais pas mais après quand j’ai migré vers l’Arabie Saoudite j’ai cru que tous les musulmans là-bas étaient en relation avec les sahbas avec l’image des sahabas mais j’en étais très loin, mais j’en étais très loin. D’une part en rencontrant certains Shir, qu’on peut appeler des Shir, qui font des Dawa, qui parlent de Tafsir. Ce ne sont pas pour moi des Shir. Pourquoi ? Parce qu’ils détournent. Ils détournent les choses essentielles que j’ai pu voir dans le Coran et la Sunnah qui parle de la vérité. Et eux, ils détournent la vérité, ils détournent la vérité. Dans quel sens ? Ce parlant de jihad, ils ne parlent pas. Ils ne parlent pas ouvertement et moi je cherchais véritablement la vérité. Avec un frère, j’ai eu l’occasion de lui demander « Mais le Coran il parle du jihad !? Pourquoi on n’en parle pas ? Pourquoi on n’en parle pas plus que cela ? » Il m’a dit Chut il faut pas en parler, c’est dangereux, c’est un risque. Y a un risque énorme, y a un risque d’être en prison, d’être emprisonné. J’étais exaspéré, je trouvais que là il y avait trop de cachettes, de sournoiseries dans l’islam. En fait c’était pas l’islam vraiment appliqué, j’me sentais déçu.Ce frère, on a fait un parcours ensemble, on a voulu chercher la vérité, la véritable vérité en parlant du Jihad, et à un moment donné, On a rencontré des frères, qui eux sont vraiment des vrais musulmans qui avaient déjà fait le Jihad et qui me dit oui c’est une obligation".


La terre du Califat : le paradis choisi en pleine conscience

 


« Quand je suis rentré dans la terre du Califat, j’ai vu des choses différentes, j’ai vu l’institution, la propreté, les ingénieurs, des docteurs, des médecins, des gens qui sont sensés, des personnes qui ont quittés l’Europe, qui ont quittés le monde entier pour venir faire le jihad avec pleine conscience »
Au fil des propos savamment illustrés par des images d’une qualité notable, l’histoire de la conversion de cet homme semble répondre à une logique implacable, quelque chose d’inexorable car se trouvant dans La Vérité de l’islam pratiqué selon le Califat et sous l’égide de Daech. Comme pris dans un entonnoir, le spectateur reçoit des balises l’amenant à comprendre que : la seule religion délivrant la vérité est l’islam, la seule pratique de cet islam est celle de Daech, les hommes qui rejoignent le Califat depuis le monde entier le font par leur propre volonté et non par un endoctrinement, ces mêmes hommes sont doués de réflexions et vivent désormais dans un monde où règne ordre, propreté et justice.

Magnifique leçon de propagande insidieuse que ce vidéogramme ! Encore une fois nous sommes face à la puissance de Darch utilisant l’outil média comme arme de destruction massive.
Les aspects techniques et rhétoriques de ce document servant la propagande Daechienne méritent un coup de projecteur pour mieux apprendre à en déjouer les pièges.

Maitrise technique parfaite

Notons dans un premier temps l'utilisation d’images originales pour les interviews et d’images d’archives précédemment utilisées pour les illustrations. Soulignons également la très bonne qualité des prises de vue (construction de l’image, mise au point, exposition), la variété des angles et l’utilisation de matériels annexes de type éclairages ou réflecteurs. Les images d’illustrations sont de qualités et toujours à propos.
Le montage est imprégné de douceur. Pour cela deux effets sont utilisés : les fondus enchaînés et le ralenti.
Les transitions utilisant les fondus enchainés sont relativement longues : elles sont de couleur blanche1 dans la première partie consacrée à la recherche de la lumière spirituelle et deviennent noires2 alors que le protagoniste a trouvé la vérité dans l’islam.
Les ralentis appliqués aux scènes de vie du protagoniste ainsi que les effets de flou confèrent un aspect onirique à son existence. 

Un Nasheed illustre le vidéogramme sans interruption, seuls des variations de niveau sonore permettent de mettre en évidence le discours d’Abu Suhayb al-Faransi.
La prise de son a été réalisée d’une part avec un micro-cravate (visible à l’écran)   et  d’autre part grâce à une perche. En effet, la position du micro-cravate  sous la barbe de l’interviewé ne pourrait restituer un son d’une aussi bonne qualité. 

Hormis le logo faisant référence à Al-HAYAT, le vidéogramme est d’une grande sobriété graphique comparativement aux précédentes productions. Seul un volet de transition  reprenant ce même logo rythme le découpage technique du film.
D’une manière générale, les titrages sont soignés et élégants tout comme les sous-titrages en langue arabe insérés dans un cartouche. Notons cependant un écart de style de police au sein d’un même titre ce qui est assez inhabituel dans un travail professionnel.

Soin de la scénarisation et de la mise en scène

Le vidéogramme est organisé selon un découpage soigneusement étudié alternant adresse à la caméra et images d’illustrations. Chaque image est en appui du texte de manière explicite ou implicite.

Après un générique laissant présager d’un premier épisode d’une série de documentaires, le séquençage s’organise autour des étapes décisives de la vie d’Abu Suhayb al-Faransi dont le fil conducteur est la recherche de la vérité: l’enfance, l’entrée au séminaire, le retour à la vie civile, le voyage, la révélation, la conversion à l’islam, la découverte du faux et du vrai islam, l’accomplissement dans le jihad. Le film se termine par une adresse à Abu Bakar al-Bagdahdi et une série d’images mettant en scène d’Abu Suhayb al-Faransi lors d’une séance de tirs.

Notons la notion de cycle présente dans le film, la lumière du début évoque le matin, celle de fin évoque le crépuscule. Cet effet de style est souvent utilisé en cinématographie pour évoquer un cycle temporel, le début et la fin d’une histoire. Dans le cas présent, en évoquant  l’entreprise d’Abu Bakar al-Bagdahdi , Abu Suhayb al-Faransi marque son arrivée au bout du chemin de sa quête spirituelle et de sa quête de vérité. 

Abu Suhayb al-Faransi n’est pas interviewé, ceci pour démontrer que son discours est fait en « pleine conscience ».

Chaque allocution présentant une nouvelle phase de sa vie se déroule dans un lieu différent de manière : ceci relance l’attention du spectateur, renforce la symbolique des propos, fait écho à l’image du chemin vers la foi et la vérité évoqué dans le discours. 

Abu Suhayb al-Faransi est présenté comme totalement intégré au sein de la communauté  déambulant en ville, partageant un repas, allant à la mosquée.
Un discours judiciaire et démonstratif proposé par un « sage » éclairé
Les termes dominant le discours sont : vérité, guide, jihad, chemin, frères, réalité et Allah. La thématique est donc positive.
Le discours de type démonstratif loue la vérité de l’islam à travers l’instruction et l’expérience d’une vie. 

L’argumentation joue sur l’affectif de l’auditeur en donnant une image bienveillante d’un orateur posé, calme, souriant et serein dont le discours est porteur d’une charge émotionnelle qui ouvre la perspective de la découverte d’une vie meilleure. L’orateur désire faire partager son expérience, sa révélation et n’est en aucun cas prosélyte. 

L’orateur ajoute la raison à l’affectif en arguant de son instruction et de son expérience. L’évocation de la présence de médecin, scientifiques ou ingénieurs européens au sein de l’Etat Islamique cautionne son point de vue et balaye ainsi toute notion d’endoctrinement : rejoindre l’Etat Islamique est un acte « de pleine conscience » pour les êtres doués de raison et de discernement. Ainsi, il anticipe toute contre argumentation pouvant le soupçonner de propagandiste.

Les thèmes récurrents de la propagande de Daesh sont évoqués tels que le détachement des biens matériels, l’incompréhension et le rejet par les non musulmans, la sécurité apporté par l’Etat Islamique, l’opposition d’un bon islam à un mauvais islam ou  la vérité dans la voie du jihad. Cependant ils le sont de manière implicite et sans agressivité ou injonction comme cela a été le cas dans des vidéos précédentes. Le discours précédemment judiciaire qui visait à blâmer et condamner les mécréants est remplacé par un discours démonstratif.

Abu Suhayb al-Faransi encourage Al-Bagdhdadi avec une forme de discours sans déférence marquée.

Si les propos employés dénotent d’une certaine instruction, certaines fautes de français laissent cependant douter de la véracité quant au passé de séminariste revendiqué par le protagoniste. Cette interrogation est renforcée par la présence d’Abu Suhayb al-Faransi sur internet dès septembre 2013 mais présenté cette fois-ci sous le jour d’un homme d’affaire français combattant en Syrie.

Ce vidéogramme marque une rupture de forme dans la présentation des idées de Daech au public français; pour la première fois le discours est apaisé et tente d’inspirer la confiance de l’audience cible soulignant la pleine conscience et l’esprit critique des personnes ayant rejoint Daesh (scientifiques, ingénieurs…). Trois hypothèses pourraient être formulées pour expliquer cette rupture : changement d’audience cible, constat de l’inefficacité du discours agressif des précédents vidéogrammes destinés au public français, réponse au bruit médiatique français présentant les djihadistes français comme des sujets psychologiquement faibles et peu instruits. Ce vidéogramme pourrait être envisagé comme une réponse à cette vision diffusée dans les médias et notamment une réponse au documentaire diffusé le 5 mars 2015 par Envoyé spécial sur France 2. Le double titre « Récits de la terre de la vie » et « Histoire le vie de Abu Suhayb al-Faransi » laissant présager d’une possible série de portraits similaires.

Effectivement plusieurs semaines après la diffusion de cette vidéo, un nouveau portrait était présenté : Un bouddhiste australien se convertissait à l’islam et rejoignait les combattants du Califat. Il présentait son argumentation debout, juché sur les ruines de statues détruites par les terroristes de Daech. Encore une fois, Daech mettait en image la justification de ses actes avec le témoignage cautionnant le pire.



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