vendredi 16 septembre 2016

« Pour une éthique de la raison numérique »


« Pour une éthique de la raison numérique »1
 A la suite des attentats et de la montée en puissance de la propagande djihadiste sur la toile, de nombreux pays et médias occidentaux ont généré des critiques à l’égard des grands acteurs de l’Internet (Google, Twitter, Facebook, etc.). Une fois de plus, l’utilisation de l’Internet dans la nébuleuse de Daesh est au centre des préoccupations occidentales. Le 9 mai 2016, par l’intermédiaire du premier ministre Manuel Valls, le gouvernement français annonçait une série de 80mesures visant, entre autres, à lutter contre la radicalisation et le terrorisme en ligne. Elles mettaient notamment en exergue la volonté du gouvernement de s’associer aux acteurs de l’Internet dans « l’élaboration [d’un] contre-discours » afin de développer de nouveaux outils numériques pouvant « identifier les propagandes naissantes sur les réseaux sociaux, leurs vecteurs de diffusion, les principaux nœuds de propagation, et la méthode la plus efficace pour faire porter un contre-discours ». Le 25 août 2016, un rapport émis par la commission britannique des affaires intérieures accusait Twitter, Google et Facebook de passivité dans la lutte contre le djihadisme en ligne. « Les forums de discussion et les réseaux sociaux sont la sève de l’organisation Etat islamique et des autres groupes terroristes en matière de recrutement, de financement et de diffusion de leur idéologie », soulignait Keit Vaz, président de cette commission.

Une démarche responsable

Ainsi, les pressions médiatiques et les injonctions gouvernementales ont forcé les géants de l’Internet à adopter des comportements numériques responsables et de nouvelles règles éthiques. Anthony House, manager en charge des politiques publiques et de la communication chez Google, déclarait qu’il était du devoir de l’entreprise « d’éliminer le mauvais contenu » afin « d’offrir [aux internautes] une bonne information ». Il soulignait par ailleurs que la toile devait appeler à l’espoir et non à la haine : « Quand des personnes qui se sentiraient isolées se connectent, elles doivent y trouver une communauté basée sur l’espoir et non sur la haine ». Ainsi, Google essaie de se frayer une place parmi les leaders soucieux d’un web éthique et responsable. En témoigne sa communication institutionnelle qui, par le biais des médias occidentaux, le place au rang des premiers de la classe.

L’arme de Google
C’est en développant un nouvel algorithme que Google espère lutter contre le djihad numérique. Le programme « redirect method » (« méthode de redirection »), mis au point par le think-tank de Google Jigsaw, permet de détourner les utilisateurs britanniques lors de leurs recherches dans Google Search. Ainsi, plus de 1 700 mots-clés ou phrases relatives aux thèses djihadistes, pouvant être tapés dans la barre de recherche par des internautes, ont pu être recensés par Google. Via le système AdWords (régie publicitaire de Google), le géant de l’Internet renvoie les potentiels djihadistes vers des contenus réfutant leurs thèses.
« La méthode de redirection est au cœur d’une campagne de publicité ciblée : accompagnons ces individus qui sont vulnérables aux messages de recrutement de Daech et à la place, montrons-leur des informations qui les démentent », affirmait Yasmin Green, directeur de recherche et du développement de Jigsaw, dans le journal Wired.
Considérées comme plus authentiques par les équipes de Jigsaw, les productions réalisées par des tiers, telle que lavidéo d’une femme filmant la ville de Raqqa en caméra cachée, sont privilégiées à celles diffusées par les institutions publiques. Ce programme, actuellement actif en Grande-Bretagne, pourrait se généraliser au reste du monde.

Des efforts qui restent limités
Ce programme revêt toutefois des limites non négligeables, surtout lorsqu’il est question de mesurer son efficacité et sa performance. Hormis le nombre de clics et le temps de visite d’un internaute sur une page web, l’agence n’est pas en mesure de pouvoir fournir d’études quantitatives et qualitatives poussées lui permettant de cibler scrupuleusement son audience. En outre, selon Benjamin Ducol, docteur en sciences politiques et chercheur associé d’une chaire de recherche canadienne sur les conflits et le terrorisme, la diffusion d’un contre-narratif ne suffit pas à lui seul pour contenir l’influence du groupe terroriste sur le web : « Les stratégies de contre-discours actuellement mises en œuvre (…) partent d’une croyance extrêmement naïve selon laquelle il suffirait de proposer des discours alternatifs pour que les individus abandonnent leurs croyances. Cette perspective voit les croyances en vase clos, alors qu’elles possèdent une dimension hautement sociale. En effet, si les individus croient, c’est aussi en raison de l’écosystème dans lequel ils sont insérés. Changer le message auquel ils sont exposés n’est pas suffisant, comme le démontrent les innombrables études dans le champ de la communication, du marketing politique et de la psychologie sociale »1.

Et les autres… ?
Google n’est pas le seul à recevoir des avis négatifs concernant son engagement dans la lutte contre la propagande djihadiste sur la toile. En dépit de leurs efforts, les réseaux sociaux, tel que Twitter, font les frais de vives critiques. Pointés du doigt par Keit Vaz, les efforts menés par cette entreprise ne seraient qu’une « goutte d’eau dans l’océan » et demanderaient à s’intensifier, bien que le géant de l’Internet ait supprimé plus de 360 000 comptes à contenu terroriste depuis la mi-2015. Comme Facebook ou Youtube, Twitter se repose beaucoup sur le signalement des comptes djihadistes par les internautes. Les équipes en charge de supprimer les comptes sembleraient plus actives après un attentat : « Les suspensions quotidiennes sont en hausse de 80% comparé à l’an dernier, avec des pics de suspensions suivant immédiatement les attaques terroristes »2.Twitter reconnait que le travail n’est « pas fini » mais reste confiant quant à l’avenir en affirmant que ses « efforts continuent d’avoir des résultats importants ».
L’implication de Twitter, Google et Facebook dans la lutte contre la propagande terroriste oriente les djihadistes vers de nouveaux réseaux sociaux tels que Telegram. Cette application d’origine russe, créée par les frères Nikolai et le businessman libertaire Pavel Durov, est reconnue comme étant le talon d’Achille des services gouvernementaux combattant Daesh sur le terrain numérique3. En effet, cette messagerie cryptée, permettant à ses utilisateurs d’échanger des messages, photos et vidéos, vante ce qui la rend si populaire, à savoir sa sécurité. Accessible sur la plupart des supports (téléphone, ordinateur, tablette, etc.), cette application permet d’envoyer des messages chiffrés de bout en bout4. En d’autres termes, le message ne peut être déchiffré que par son émetteur et/ou son récepteur, les serveurs de Telegram ne pouvant pas stocker ces informations.
Cette application est appréciée des djihadistes car elle propose des formats de communication différents. Le « secret chat » offre la possibilité à un émetteur et à un récepteur de détruire leurs messages après une certaine durée. Pour dialoguer à plus grande échelle, les « groupes » et les « supergroups » permettent d’échanger avec des destinataires choisis, le nombre de membres pouvant s’élever jusqu’à 5 000. Enfin, les « chaînes » publiques peuvent accueillir un nombre illimité d’utilisateurs.
L’implication de ce réseau social dans la lutte contre le terrorisme et la radicalisation est loin d’être aussi accomplie que Twitter. Les signalements envoyés à Telegram ne sont quasiment pas pris en compte par les dirigeants de la société qui se cachent derrière la liberté d’expression.

Ainsi, l’utilisation de plus en plus fréquente de Telegram par les terroristes laisse à penser que les travaux menés par les géants de l’Internet sont de réels freins à la propagande djihadiste. Le glissement du djihad numérique d’un réseau social à un autre est devenu le problème des services gouvernementaux voulant freiner, voire neutraliser la propagande sur le net. A l’instar du « balloon effet » 5 en Amérique du Sud, théorie désignant le déplacement d’activités criminelles d’une zone géographique à une autre, le problème du djihad numérique s’apparenterait au principe des vases communicants. Ansi, afin d’augmenter l’efficacité de cette lutte, les efforts devraient être menés simultanément par tous les acteurs de l’Internet aussi bien au niveau technique qu’au niveau discursif.

1 Trujillo Elsa, « Pour une éthique de la raison numérique. La vie algorithmique », note de lecture, 17 avril 2015, www.inaglobal.fr

2 Le Monde, « Internet n’est jamais seul, à quelques exceptions près, dans les trajectoires de radicalisation », 01 décembre 2015.

3 https://blog.twitter.com, consulté le Jeudi 18 août


4 Slate, « Telegram, l’application qui permet à Daech de communiquer sans risque », 17 novembre 2015.

5 Wikipédia, Principe de bout-à-bout : « Les messages que vous envoyez à votre destinataire sont chiffrés localement avant même d’être envoyés sur le réseau. Le serveur lui ne fait rien d’autre que relayr le message chiffré et c’est le client du destinataire qui déchiffre le message, la transaction est ainsi sécurisée indépendamment du serveur donnant ses services qui, lui, pourrait être compromis ».


6 Vih.org, La guerre à la cocaïne à l’éprueve de l’effet ballon », 11 mai 2015.