mercredi 22 juillet 2015

Guerre au Sham : la saveur de la peur


« Devant cet entassement de tombes, on dirait que les gens n'ont d'autre souci que mourir. »

Emil Michel Cioran, Ecartèlement, 1979.


Les occidentaux au Sham qu’'ils  combattent pour ou contre daech, vivent à l'évidence dangereusement, risquant chaque jour de tout perdre : amis, santé, liberté, la vie même. Tout devrait les pousser à fuir ce mode de vie pétri de menaces, puisque là-bas nul n'échappe à une mort sera violente et prématurée. De fait, leur carrière de combattant est souvent brève. Pourtant, beaucoup prolongent leur "voyage en enfer", bravant le péril omniprésent. Comment se débrouillent-ils? Domptent-ils la peur? Parviendront-ils à contrôler le danger? Se pourrait-il tout simplement qu'ils ignorent la peur? 
Les réponses à ces questions se trouvent dans la combinaison de connaissances sur la psychologie de la peur et la criminologie. 

 Périls mortels

"A vaincre sans péril, on évite des ennuis !" 

René Goscinny

A la date du 03 mai 2015, le seuil des 100 combattants français tués en Syrie et en Irak a été dépassé. Ces décès sont à mettre en parallèle avec les 800 départs recensés par les autorités. Ce taux de mortalité particulièrement élevé peut paraître surprenant surtout que parmi ces 104 jihadistes morts les armes à la main, certains combattants sont très jeunes. Parmi les décès de ces jeunes combattants, on peut citer le cas de deux adolescents de 12 et 14 ans originaires de la région toulousaine qui avaient suivi leur mère au Sham. Autres cas de jihadistes français tombés sous les balles, deux frères originaires de Trappes, dans les Yvelines. Le premier avait quitté la France en 2013, le second l'avait rejoint un an plus tard. Dans l'Hérault, la tristement célèbre ville de Lunel a perdu sept des siens dans ce conflit. 

L'explication de la surmortalité des jihadistes tient en trois points :
 
  • D'abord les failles dans le contrôle de soi signalées chez ces sujets les conduisent à l'imprudence et à la hardiesse. La fréquence des assassinats dont sont victimes ces jihadistes doit se concevoir en termes de « risques du métier », de risques acceptés. Difficile de vivre en temps de guerre sans entrer en conflit non seulement avec ses victimes, mais aussi avec ses rivaux et même ses comparses. C'est d'ailleurs des mouvements jihadistes concurrents que proviennent les plus grandes menaces : les affrontements entre Daesh et le front al Nosra par exemple contribuent à l'’éclaircissement des rangs du jihad.
 
  • La fréquence élevée des attentats suicides chez les jihadistes. L'incidence de troubles mentaux est plus élevée chez eux que dans la population en général. Et une vie dans le jihad s'accompagne d'une tension qui finit par devenir insupportable, au point de vouloir en finir avec la vie.

  • Sans contredire ce qui précède, la surmortalité menaçant les combattants au Sham peut s'expliquer à l'aide de notions puisées chez des philosophes classiques comme Aristote, Thomas d'Aquin, Hobbes et, aujourd'hui, Novak1. Dès lors que le djihadiste décide de vivre en dehors de toutes lois républicaines, il ne profite plus de leur protection. Dans ses conflits avec autrui, qu'’ils soient ses concurrents du jihad voire parfois ses complices, il est très mal placé pour faire appel à la loi des hommes. Il est ainsi non protégé par cette règle non écrite fondée sur la notion de réciprocité qui interdit d'attaquer celui qui ne vous a pas agressé. Par ailleurs, le profil du djihadiste est connu pour être facilement excessif, impulsif, négligent et hasardeux, ce qui le conduit à se nuire à lui-même et à nuire à autrui. Au fil du temps, par ses comportements irresponsables et nuisibles, il augmente le nombre de ses victimes et ennemis. Il fait alors le vide autour de lui. Devenant au fur et à mesure de son parcours, la cible de la vengeance d'un nombre croissant de gens, la probabilité qu’il finisse dans la douleur est élevée. De toute façon, s'il n'est pas tué, à terme, sa situation lui paraîtra tellement insoutenable qu'il sera incité à prendre congé de la vie.
Quoiqu'il en soit des causes de la surmortalité chez les combattants en Syrie et en Irak, il subsiste toujours un motif d'étonnement : comment réussissent-ils à "tenir" en dépit des dangers de mort ?
 

Vaincre le danger et la peur

« Au combat, tout le monde a peur. La seule différence est dans la direction qu'on prend pour courir. »

Jean Anouilh

Devant le risque, trois comportements leur sont envisageables. Soit ils l'ont en aversion et ils l'évitent en fuyant le Sham. Soit ils l'acceptent parce qu'il fait partie intégrante de ce qu'ils veulent vivre, et il le rationnalise pour mieux le supporter. Soit ils aiment les sensations fortes que le danger procure, et alors ils s'amusent à le côtoyer en priant de ne pas y rester. 
L'’individu engagé dans la guerre au Sham ne pouvant éviter le danger, il doit donc s'en accommoder. Il peut cependant prendre ses précautions et, autant que faire se peut, réduire son exposition au danger. De toute manière, il fera preuve d’'une bonne dose de fanfaronnade pour continuer à impressionner les aspirants au djihad. 

a) Comment braver les périls sans se laisser paralyser par la peur ?

Dans leur lutte contre la peur, les combattants au Sham et autres égorgeurs jouissent d'un avantage sur leurs victimes : ils ont l'initiative ; ils choisissent leur cible, le moment et le lieu de l'attaque. Ce sont eux qui décident de passer à l'action. Or, Jean Anouilh avait bien saisi que l'action disperse la peur.
Les recherches en histoire et en psychologie s’accordent sur le fait que la peur recule quand l'individu confronté au danger a le sentiment de maîtriser la situation. Car quand on contrôle la situation, on se contrôle soi-même.
Autre constat scientifiquement prouvé, l’'exposition répétée au danger auquel on parvient à échapper réduit progressivement la peur. Lors de son premier combat, l’'individu a la peur au ventre. Ensuite, avec l'’enchaînement des combats, la frayeur régresse pour, dans certains cas, disparaître complétement. L'individu se rassure, en réalisant qu’il avait tort d’être dans la crainte. Cette accoutumance au danger est d'ailleurs utilisée avec un succès remarquable pour traiter les phobies. Le thérapeute encourage le patient à approcher l'objet qui le terrorise dans un contexte rassurant. Ainsi, il apprivoise progressivement ses craintes. De telles thérapies utilisant l'exposition progressive au "danger" et l'exemple de pairs ignorant la peur parviennent rapidement à faire disparaître de nombreuses phobies.
Contrôle de la situation, impression de compétence, exposition répétée à divers périls sans conséquence grave, c’est ainsi que le combattant expérimenté a appris à dominer sa peur. Il décide du moment, du lieu et de la cible de ses attaques; il est puissamment armé et l'effet de surprise joue en sa faveur. Tout ceci l'assure de dominer la situation. Il est sûr de sa compétence. Au cours de combats réitérés, il s’est prouvé qu'il n'y a pas lieu d'avoir peur dès lors qu'il est correctement préparé et surtout qu'il a judicieusement choisi sa victime.
Pour éviter de se laisser subjuguer par la peur, les combattants chevronnés ont appris à contrôler la situation par divers stratagèmes : ruses, effets de surprise, vitesse, armes, déguisements... Et leur expérience même leur a appris à ne pas s'affoler.

b) La communauté : rempart contre le danger

La peur est contagieuse, l’'intrépidité aussi. L’'isolement effraye, la présence d’'autrui rassure. Encore faut-il se sentir soutenu par des gens qui n'ont pas froid aux yeux. Si, au contraire, on est entouré de couards, on sera submergé par une vague de panique. La cohésion du groupe contribue aussi à diffuser du courage. 
C'est en ces termes que s'expliquent la criminalité des jihadistes et la relation entre leur cohésion et la fréquence des crimes commis par leurs membres. C'est pour se soutenir mutuellement contre l’effroi que ces individus opèrent comme un gang. Étant donné que les gangs sont d'abord des groupes de protection mutuelle : « Plus un gang est cohésif, plus la productivité délictueuse de ses membres et élevée2 » 

c) Mesurer la menace

Tout jihadiste peut choisir le niveau de risque auquel il s'exposera en choisissant le mode d’'action qui sera le sien.
Le craintif s'en tiendra à des actions de surveillance et/ou de contrôle. Si, avec l'expérience, il parvient à acquérir de l'assurance, il osera se risquer à aller au combat. Le poids des actes par un individu est proportionnel à sa tolérance à la peur. La relative rareté des crimes graves n'est donc pas sans rapport avec la peur. S'ils sont craintifs, les djihadistes ne voudront pas se risquer dans le feu de combats intenses, ils choisiront plutôt de commettre plusieurs coups. Ils "travailleront" au volume dans l'espoir qu'aucune de leurs actions ne sera pas suffisamment dangereuse pour mettre leur vie en péril. 

d) Prévenir les menaces

Un moyen radical utilisé par les jihadistes pour ne pas avoir peur de l'ennemi est de porter la terreur dans son camp : il n'osera plus se soulever. La violence des affidés de Daech dissuadent ainsi les victimes civiles irakiennes et syriennes de se rebeller. Ces actions contre-dissuasives sont coutumièrement le fait d'organisations criminelles. 
Mais quoi que fasse le jihadiste, il ne parviendra jamais à évacuer tout danger de sa vie. Alors il se dit tant qu’à faire autant en tirer du plaisir ?

S'’étourdir avec le danger


"Toutes les passions aiment ce qui les nourrit : la peur aime l'idée du danger."

Joseph Joubert, L'’ivresse de la victoire sur le danger 


Il est des sports qui n’'auraient pas vu le jour si personne ne prenait plaisir à frôler le danger et à éprouver la peur : l'alpinisme, le parapente, la plongée sous-marine, le saut en parachute ou à l'élastique,...
La littérature psychologique a bien décrit la passion du risque qui pousse les amateurs de ces sports à rechercher le danger pour lui-même. Se pourrait-il que les dangers qui pèsent sur les jihadistes soient recherchés pour les émotions fortes qu'ils procurent ?
S'agissant souvent de jeunes individus, la réponse ne fait pas de doute.
Partir faire le jihad ne serait pas si "tendance" si le risque n'était pas savouré pour lui-même. Jouer avec leur vie et celle des autres est source de puissantes stimulations, de jubilation. Le combat - surtout s'il est tragique - est l'occasion de s'éprouver intensément, de mobiliser toutes ses ressources pour échapper au danger, de se sentir pleinement exister. Ni les alpinistes, ni les braqueurs, ni les jihadistes n'ignorent la peur, ils la convertissent plutôt en jouissance et plus leur frayeur est forte, plus la jouissance est intense. Ils provoquent de la sorte la mort pour en triompher. 

Conclusion

Le djihadiste ne pourra poursuivre la vie pétrie de dangers qu’il a choisi que s'il apprend soit à lutter contre la peur, soit à la savourer comme un toxicomane savoure sa drogue 3 ; à moins qu'il ne parvienne à l'ignorer tout simplement. Et dès le moment où il se découvre incapable de supporter le danger, il songera à rentrer penaud chez lui. Ainsi pourrait s'expliquer la brièveté de certaines carrières dans le jihad : les périls qui s'accumulent sur la tête des apprentis djihadistes finissent par avoir raison de leur détermination et alors ils abandonnent. 



1 Michael Novak, est un philosophe américain. Il a écrit de nombreux essais au sujet du capitalisme, de la religion, et du processus politique de démocratisation.

2 Klein, M.W. (1995). The American Street Gang. New York : Oxford University Press.

3 Cette corrélation entre le Jihad et les conduites addictives fera l’'objet d’un prochain article  

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