Aculée
par la coalition aussi bien sur le terrain que dans la sphère
numérique, l’organisation terroriste Daesh est en perte de vitesse
et tente par tous les moyens de re-galvaniser le moral de ses
troupes. Le dernier discours du cheikh Abou Mohammed Al-Adnani,
porte-parole de l’Etat Islamique, nous donne une idée de la
nouvelle stratégie de communication de l’organisation. Pour la
première fois, Daesh admet implicitement ses pertes et marque ainsi
une rupture avec les précédents discours. Conscients de leur
déliquescence avancée, les chefs de l’Etat Islamique n’ont
d’autre recours que d’admettre leurs pertes, même minimisées,
en tentant toutefois de restructurer un réel déjà fantasmé par
les membres embrigadés de l’Etat Islamique.
Un
discours qui tente de restructurer le réel pour inciter les membres
de Daesh à passer l’action
Dans
son discours, Al-Adnani s’adresse à trois catégories de
personne : la coalition, et plus particulièrement les
Etats-Unis ; les musulmans formant la Ummah de Mohammad et
les soldats de l’Etat Islamiques. Chaque cible renvoie à un thème
particulier : la défaite et le mensonge des croisés ; le
devoir d’ordonner l’adoration d’Allah et de soutenir l’Etat
Islamique ; le passage à l’action pour les moudjahidines du
Califat. Ces thèmes sont amenés crescendo pour atteindre l’apogée
dramatique : l’action, le meurtre.
L’orateur
place son discours sur le ton de la défiance et cherche à faire
renaître l’espoir perdu des soldats du califat. Forcé de
reconnaître ses défaites, Daesh ne peut plus mentir à son
auditoire et se résout à prendre de la distance avec le narratif
qui était le sien depuis la création du Califat. La promesse d’un
Etat fort, sans faille ni faiblesse, déployant ses tentacules sur
l’ensemble des terres promises, ne peut plus être tenue. Et pour
cause, les cadres de l’organisation sont aujourd’hui dans
l’incapacité d’assurer la gouvernance, à délivrer les services
élémentaires et définir son territoire. Ainsi, l’anémie
handicapante de l’Etat Islamique mine le narratif de succès et
force les communicants à utiliser divers subterfuges dans le but de
persuader leurs cibles.
C’est
dans la redéfinition de la notion de victoire et de défaite
qu’Al-Adnani essaie de réorienter le positionnement de la
communication de Daesh. L’orateur emploie des arguments
quasi-logiques1
qui positionnent son discours à mi-chemin entre le démonstratif et
le persuasif. Il oriente son discours grâce à une argumentation
fondée sur la structure du réel. Divers arguments, tels que
l’exemple, l’illustration ou l’analogie, sont destinés à
donner une intelligibilité au réel en lui attribuant des
structures, dans le but d’offrir à son auditoire une nouvelle
façon de percevoir le monde. Ainsi, bien conscient des pertes
infligées par la coalition, il essaie de regagner le cœur des
moudjahidines en affirmant que la victoire est assurée par Allah et
que la défaite n'arrivera que le jour où l’ennemi vaincra tous
les musulmans sur terre :
« Par
Allah nous n’avons pas été trompés. Et annoncez aux Al Salûl la
nouvelle de ce qui leur nuira très prochainement, par la permission
d’Allah. Ils seront les premiers défaits si Allah le veut. »
« La
victoire n’a lieu qu’avec la défaite totale de l’ennemi. Ou
crois-tu, ô Amérique, que la défaite réside dans le fait de
perdre une ville ou un territoire ? […] La défaite consiste
en la perte de la volonté et du désir de combattre.»
La
victoire résiderait donc dans la résilience et la capacité des
soldats à affronter la situation insoutenable qui les touche.
Tout au long du discours, Al-Adnani flatte l’égo surdimensionné
des combattants en leur promettant la victoire. Cette technique de
manipulation stimule en fait un désir d’existence et de plaisir
face à l’adversité :
« L’épreuve
fut immense et la souffrance grandissante jusqu’à ce que nous
perdions la stabilité dans les villes. Mais cela ne fit qu’augmenter
l’endurance et la certitude des mujâhidîn. […] alors nous
sommes victorieux, quelle que soit la forme, nous sommes victorieux.
Il s’agit de la réalité par Allah, et non de vains slogans. Les
véridiques, parmi les soldats de l’Etat Islamique et ses
commandants, l’ont écrit par leur sang. […] O soldats de
l’Etat Islamique, revoyez et soignez votre intention, réformez
votre volonté et réjouissez-vous car vous êtes victorieux, par
Allah. »
Un
discours performatif qui lance des appels aux « loups
solitaires »
Mohammed
Al-Adnani est devenu aujourd’hui une des figures incontournables de
l’EI. Il jouerait même un rôle supérieur à celui de simple
porte-parole. Selon les services de renseignement occidentaux, il
serait en effet le « Ministre des attentats »2.
Il serait également chargé de « superviser les campagnes de
terreurs en occident » et de motiver les potentiels djihadistes
susceptibles d’organiser des attaques isolées. Les tueries qui ont
ensanglanté les Etats-Unis et la France ces dernières semaines,
pourraient se généraliser à l’avenir en Occident.
Tout
au long de son discours, Al-Adnani fait usage d’actes de langage.
La théorie des actes de langage soutient que dire c’est faire3.
En effet, l’individu accomplit un certain nombre d’actes en
s’exprimant. Cette théorie considère « le langage comme une
action et non pas comme simple véhicule d’information »4.
C’est ce que l’on appelle la valeur performative du discours. La
performativité est « le fait pour un signe linguistique de
réaliser lui-même ce qu’il énonce»5.
Ces actes de langage sont couramment utilisés par la propagande de
Daesh. Elle incite l’audience à rejoindre ses rangs ou à
s’engager dans un combat individuel. L’agressivité et
l’offensive narrative dont fait preuve Ad-Adnani raffermissent le
caractère performatif du discours. L’orateur utilise également
des injonctions pour inciter les auditeurs à passer à l’acte durant
le mois du Ramadan :
« Voici
que le mois du Ramadan est venu à vous, le mois de la bataille et du
jihâd, le mois des conquêtes. Alors préparez-vous et
activez-vous. Que chacun d’entre vous prenne
soin de le passer en combattant dans le sentier d’Allah,
recherchant avec espoir ce qui se trouve auprès de Lui, afin d’en
faire – par la permission d’Allah – un mois de désolation pour
les mécréants partout dans le monde […] alors
ouvrez-leur la porte du jihâd et faites de leur action un sujet de
regret pour eux. »
C’est
ainsi qu’Al-Adnani a incité Larossi Abballa à commettre le
meurtre d’un policier et de sa femme dans les Yvelines. La vidéo
d’Abballa, réalisée au domicile des victimes après leur
assassinat, ce qui ajoute une intensité tragique à la scène, est
une réponse directe aux consignes d’Al-Adnani. Abballa témoigne
de l’importance du discours de son chef et appelle les musulmans de
France et d’ailleurs à agir sous le nom de Daesh durant le mois du
Ramadan.
Le
« loup solitaire » est un membre se revendiquant de
l’Etat Islamique et perpètre des attaques non-coordonnées avec la
maison mère de l’organisation. Son initiative isolée n’est
toutefois pas sans liens avec les réseaux islamistes, grâce auxquels
il peut mettre au point son action. Ainsi, la structure et
l’orientation du discours d’Abballa juste avant sa mort laissent
penser qu’il a reçu une aide de la part des « frères » dans sa construction.
Par
ailleurs, dans plusieurs de ses discours, Al-Adnani encourageait déjà
les soldats du califat à utiliser n’importe quelle arme
disponible :
« Si
vous ne pouvez pas faire sauter une bombe ou tirer une balle,
débrouillez-vous pour vous retrouver seul avec un infidèle français
ou américain et fracassez-lui le crâne avec une pierre, tuez-le à
coups de couteau, renversez-le avec votre voiture, jetez-le d’une
falaise, étranglez-le, empoisonnez-le »
Enfin,
dans son dernier discours, il appelle à tuer des civils, qu’il
considère comme des mécréants. Cette déclaration est intéressante
dans la mesure où elle s’oppose au narratif de recrutement sur
l’Internet. En effet, Daesh arrive à embrigader et enrôler des
individus, et plus particulièrement des femmes, en demandant de
venir en aide à la population oppressée par le régime de Bachar
al-Assad.
« Et
sachez que le fait que vous visiez ce qu’on appelle les civils nous
est préférable et plus aimé car c’est plus douloureux pour eux,
plus nuisible et plus dissuasif. »
Les
« loups solitaires » tiennent donc un rôle de plus en
plus important dans la stratégie des djihadistes. Ce mode d’action
est mis en avant par Daesh qui peine à assurer l’organisation
d’attentats depuis le Sham. En sérieuse difficulté, l’Etat
Islamique lance des appels à l’action pouvant être entrepris par
n’importe quelle personne se proclamant moudjahid. Ainsi, les
communicants de l’organisation tentent de réorienter leur narratif
dans le but d’estomper leurs défaites et de regagner la motivation
de leurs membres pour les pousser à l’acte.
1
Définition de l’argument quasi-logique par Chaïm PERELMAN :
les arguments quasi-logiques « prétendent à une certaine
forme de conviction, dans la mesure où ils se présentent comme
comparables à des raisonnements formes, logiques ou
mathématiques ». 2
France Info, « Comment l’Etat Islamique » encourage et
suscite les « loups solitaires », 14 juin 2016. 3
John Langshaw Austin « Quand dire c’est faire »,
1962. 4
www.masterfpmi.fr « Formes
et normes de l’identique en analyse du discours ». 5
Chaïm PERELMAN, Traité de l’argumentation, Editions de
l'université de Bruxelles, 2008.
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