mardi 28 juin 2016

Quelle communication pour Daesh à l’heure de la défaite ? Focus sur le discours d’Al-Adnani

Aculée par la coalition aussi bien sur le terrain que dans la sphère numérique, l’organisation terroriste Daesh est en perte de vitesse et tente par tous les moyens de re-galvaniser le moral de ses troupes. Le dernier discours du cheikh Abou Mohammed Al-Adnani, porte-parole de l’Etat Islamique, nous donne une idée de la nouvelle stratégie de communication de l’organisation. Pour la première fois, Daesh admet implicitement ses pertes et marque ainsi une rupture avec les précédents discours. Conscients de leur déliquescence avancée, les chefs de l’Etat Islamique n’ont d’autre recours que d’admettre leurs pertes, même minimisées, en tentant toutefois de restructurer un réel déjà fantasmé par les membres embrigadés de l’Etat Islamique.

Un discours qui tente de restructurer le réel pour inciter les membres de Daesh à passer l’action

Dans son discours, Al-Adnani s’adresse à trois catégories de personne : la coalition, et plus particulièrement les Etats-Unis ; les musulmans formant la Ummah de Mohammad et les soldats de l’Etat Islamiques. Chaque cible renvoie à un thème particulier : la défaite et le mensonge des croisés ; le devoir d’ordonner l’adoration d’Allah et de soutenir l’Etat Islamique ; le passage à l’action pour les moudjahidines du Califat. Ces thèmes sont amenés crescendo pour atteindre l’apogée dramatique : l’action, le meurtre.

L’orateur place son discours sur le ton de la défiance et cherche à faire renaître l’espoir perdu des soldats du califat. Forcé de reconnaître ses défaites, Daesh ne peut plus mentir à son auditoire et se résout à prendre de la distance avec le narratif qui était le sien depuis la création du Califat. La promesse d’un Etat fort, sans faille ni faiblesse, déployant ses tentacules sur l’ensemble des terres promises, ne peut plus être tenue. Et pour cause, les cadres de l’organisation sont aujourd’hui dans l’incapacité d’assurer la gouvernance, à délivrer les services élémentaires et définir son territoire. Ainsi, l’anémie handicapante de l’Etat Islamique mine le narratif de succès et force les communicants à utiliser divers subterfuges dans le but de persuader leurs cibles.

C’est dans la redéfinition de la notion de victoire et de défaite qu’Al-Adnani essaie de réorienter le positionnement de la communication de Daesh. L’orateur emploie des arguments quasi-logiques1 qui positionnent son discours à mi-chemin entre le démonstratif et le persuasif. Il oriente son discours grâce à une argumentation fondée sur la structure du réel. Divers arguments, tels que l’exemple, l’illustration ou l’analogie, sont destinés à donner une intelligibilité au réel en lui attribuant des structures, dans le but d’offrir à son auditoire une nouvelle façon de percevoir le monde. Ainsi, bien conscient des pertes infligées par la coalition, il essaie de regagner le cœur des moudjahidines en affirmant que la victoire est assurée par Allah et que la défaite n'arrivera que le jour où l’ennemi vaincra tous les musulmans sur terre :

« Par Allah nous n’avons pas été trompés. Et annoncez aux Al Salûl la nouvelle de ce qui leur nuira très prochainement, par la permission d’Allah. Ils seront les premiers défaits si Allah le veut. »
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« La victoire n’a lieu qu’avec la défaite totale de l’ennemi. Ou crois-tu, ô Amérique, que la défaite réside dans le fait de perdre une ville ou un territoire ? […] La défaite consiste en la perte de la volonté et du désir de combattre.»

La victoire résiderait donc dans la résilience et la capacité des soldats à affronter la situation insoutenable qui les touche. Tout au long du discours, Al-Adnani flatte l’égo surdimensionné des combattants en leur promettant la victoire. Cette technique de manipulation stimule en fait un désir d’existence et de plaisir face à l’adversité :

« L’épreuve fut immense et la souffrance grandissante jusqu’à ce que nous perdions la stabilité dans les villes. Mais cela ne fit qu’augmenter l’endurance et la certitude des mujâhidîn. […] alors nous sommes victorieux, quelle que soit la forme, nous sommes victorieux. Il s’agit de la réalité par Allah, et non de vains slogans. Les véridiques, parmi les soldats de l’Etat Islamique et ses commandants, l’ont écrit par leur sang. […] O soldats de l’Etat Islamique, revoyez et soignez votre intention, réformez votre volonté et réjouissez-vous car vous êtes victorieux, par Allah. »


Un discours performatif qui lance des appels aux « loups solitaires »
Mohammed Al-Adnani est devenu aujourd’hui une des figures incontournables de l’EI. Il jouerait même un rôle supérieur à celui de simple porte-parole. Selon les services de renseignement occidentaux, il serait en effet le « Ministre des attentats »2. Il serait également chargé de « superviser les campagnes de terreurs en occident » et de motiver les potentiels djihadistes susceptibles d’organiser des attaques isolées. Les tueries qui ont ensanglanté les Etats-Unis et la France ces dernières semaines, pourraient se généraliser à l’avenir en Occident.

Tout au long de son discours, Al-Adnani fait usage d’actes de langage. La théorie des actes de langage soutient que dire c’est faire3. En effet, l’individu accomplit un certain nombre d’actes en s’exprimant. Cette théorie considère « le langage comme une action et non pas comme simple véhicule d’information »4. C’est ce que l’on appelle la valeur performative du discours. La performativité est « le fait pour un signe linguistique de réaliser lui-même ce qu’il énonce»5. Ces actes de langage sont couramment utilisés par la propagande de Daesh. Elle incite l’audience à rejoindre ses rangs ou à s’engager dans un combat individuel. L’agressivité et l’offensive narrative dont fait preuve Ad-Adnani raffermissent le caractère performatif du discours. L’orateur utilise également des injonctions pour inciter les auditeurs à passer à l’acte durant le mois du Ramadan :

« Voici que le mois du Ramadan est venu à vous, le mois de la bataille et du jihâd, le mois des conquêtes. Alors préparez-vous et activez-vous. Que chacun d’entre vous prenne soin de le passer en combattant dans le sentier d’Allah, recherchant avec espoir ce qui se trouve auprès de Lui, afin d’en faire – par la permission d’Allah – un mois de désolation pour les mécréants partout dans le monde […] alors ouvrez-leur la porte du jihâd et faites de leur action un sujet de regret pour eux. »

C’est ainsi qu’Al-Adnani a incité Larossi Abballa à commettre le meurtre d’un policier et de sa femme dans les Yvelines. La vidéo d’Abballa, réalisée au domicile des victimes après leur assassinat, ce qui ajoute une intensité tragique à la scène, est une réponse directe aux consignes d’Al-Adnani. Abballa témoigne de l’importance du discours de son chef et appelle les musulmans de France et d’ailleurs à agir sous le nom de Daesh durant le mois du Ramadan.

Le « loup solitaire » est un membre se revendiquant de l’Etat Islamique et perpètre des attaques non-coordonnées avec la maison mère de l’organisation. Son initiative isolée n’est toutefois pas sans liens avec les réseaux islamistes, grâce auxquels il peut mettre au point son action. Ainsi, la structure et l’orientation du discours d’Abballa juste avant sa mort laissent penser qu’il a reçu une aide de la part des « frères » dans sa construction.

Par ailleurs, dans plusieurs de ses discours, Al-Adnani encourageait déjà les soldats du califat à utiliser n’importe quelle arme disponible :

« Si vous ne pouvez pas faire sauter une bombe ou tirer une balle, débrouillez-vous pour vous retrouver seul avec un infidèle français ou américain et fracassez-lui le crâne avec une pierre, tuez-le à coups de couteau, renversez-le avec votre voiture, jetez-le d’une falaise, étranglez-le, empoisonnez-le »

Enfin, dans son dernier discours, il appelle à tuer des civils, qu’il considère comme des mécréants. Cette déclaration est intéressante dans la mesure où elle s’oppose au narratif de recrutement sur l’Internet. En effet, Daesh arrive à embrigader et enrôler des individus, et plus particulièrement des femmes, en demandant de venir en aide à la population oppressée par le régime de Bachar al-Assad.

« Et sachez que le fait que vous visiez ce qu’on appelle les civils nous est préférable et plus aimé car c’est plus douloureux pour eux, plus nuisible et plus dissuasif. »


Les « loups solitaires » tiennent donc un rôle de plus en plus important dans la stratégie des djihadistes. Ce mode d’action est mis en avant par Daesh qui peine à assurer l’organisation d’attentats depuis le Sham. En sérieuse difficulté, l’Etat Islamique lance des appels à l’action pouvant être entrepris par n’importe quelle personne se proclamant moudjahid. Ainsi, les communicants de l’organisation tentent de réorienter leur narratif dans le but d’estomper leurs défaites et de regagner la motivation de leurs membres pour les pousser à l’acte.
  
1 Définition de l’argument quasi-logique par Chaïm PERELMAN : les arguments quasi-logiques « prétendent à une certaine forme de conviction, dans la mesure où ils se présentent comme comparables à des raisonnements formes, logiques ou mathématiques ».  2 France Info, « Comment l’Etat Islamique » encourage et suscite les « loups solitaires », 14 juin 2016. 3 John Langshaw Austin « Quand dire c’est faire », 1962. 4 www.masterfpmi.fr « Formes et normes de l’identique en analyse du discours ». 5 Chaïm PERELMAN, Traité de l’argumentation, Editions de l'université de Bruxelles, 2008.

lundi 6 juin 2016

De l’espoir à la désillusion : les soldats perdus du califat

« Partir en Syrie, c’est tenter d’exister ailleurs »1. Un leurre rattrapé par la réalité du terrain.
De nombreux étrangers partis rejoindre l’organisation terroriste sont aujourd’hui désillusionnés et tentent de fuir les lignes de front2. Le mythe du Moudjahid véhiculé par la propagande de Daesh s’effondre peu à peu. « Le mensonge comme l’huile flotte à la surface de la vérité »3 et l’idéal tant revendiqué par les soldats du califat se confronte aujourd’hui aux limites de la réalité.



L’interview réalisée et menée par le journaliste Bilal Abdulkareem sur la chaine Youtube « Face the Truth », nous offre la vision d’un ex-membre de Daesh, Abu Mohammed, ayant fui l’organisation terroriste. La Mécanique Daesh vous propose d’écouter deux extraits poignants, montrant qu’une vérité accommodante n’est autre qu’une vérité accommodée.











Ainsi, les discours politiques sont en décalage avec les actes. Et les témoignages des déserteurs mettent en lumière l’écart entre l’espoir fondé sur une communauté musulmane fantasmée et sublimée par les cadres de Daesh, et la réalité du terrain. Nombreux sont les membres de cette organisation qui ne souhaitent pas participer aux querelles intestines entre les milices djihadistes. D’autres font état de discriminations raciales entre combattants et d’abus de pouvoir de certains groupes : « Des déserteurs soulignent encore une fois l’écart vertigineux entre les attentes et la réalité. En fait, 8,5 % de tous ceux qui ont quitté le groupe citent les tensions ethniques ou raciales comme motif de leur départ. Un certain nombre de combattants ont expliqué, par exemple, comment ils avaient l’impression que certains groupes jouissaient de privilèges et comment le groupe auquel ils appartenaient était utilisé comme de la simple chair à canon »4.



Pour les autres, ils sont écœurés par la sauvagerie de l’organisation et « son mépris de la vie humaine ». Le témoignage d’Ali, repenti de Daesh, éclaire en ce sens les exactions commises par la Hisbah (police religieuse) à l’égard de la population. En guise d’avertissement, elle aurait exposé durant plusieurs semaines le cadavre d’un « jeune de 14 ans égorgé au prétexte qu’il avait arrêté la prière »5. Selon l’étude menée par le Service Canadien du Renseignement de Sécurité (SCRS), plus de 21 % des déserteurs signalent « la corruption et la barbarie » comme motif de leur départ. Saddam Jamal, combattant syrien ayant rejoint l’Etat islamique avant de faire défection, soulignait les atrocités commises à l’égard de la population : « Ils détruisent sans le moindre scrupule un immeuble entier rempli de femmes et d’enfants pour tuer une seule personne ». Pour un autre combattant, tuer serait devenu un plaisir malsain, d’une violence extrême : « Ce n’est ni une révolution, ni un djihad, mais bien un massacre ». David Thomson, journaliste à RFI, fait également état de la légitimité de la violence au sein de la matrice Daesh : « un djihadiste issu de la grande délinquance, qui avait déjà du sang sur les mains avant de se convertir, me disait même que son passé en tant que criminel le renforçait dans sa vérité, dans la mesure où ce passé le rapprochait des compagnons du Prophète Mohammed, passés de la violence séculaire à la violence religieuse. Cette personne a intégré la police islamique, et il m’a un jour confié qu’il prenait du plaisir à tuer des gens. Dans son cas, le djihadisme lui a permis de légitimer sa violence, il lui a offert une raison d’assouvir totalement ses pulsions meurtrières »6.



Lâches et désespérés, les écorchés vifs du califat sont confrontés à leurs malheurs



Mais la désillusion ne s’arrête pas là. Acculés par les frappes de la coalition, les soldats de l’organisation terroriste sont touchés aussi bien sur le terrain qu’au portefeuille. Perte de territoire, augmentation des impôts, baisse des salaires et conditions de vie de plus en plus difficiles, les combattants de Daesh ont perdu en motivation et en vitalité. Le moral des troupes est aujourd’hui au plus bas. Cette constatation est notamment liée à l’augmentation du nombre de djihadistes fuyants les rangs de l’Etat islamique. « On assiste à une augmentation du nombre de désertions, à une baisse de moral. On voit qu’ils ne peuvent plus payer. On les voit essayer de quitter Daesh » assure le général américain Peter Gersten7. Selon lui, le nombre de soldats étrangers voulant rejoindre l’organisation terroriste aurait chuté d’environ 90% : de « 1.500 à 2.000 » soldats chaque mois il y a un an, Daesh comptabiliserait «  environ 200 » recrues aujourd’hui.



Et pour cause, les réalités du terrain ne donnent pas envie aux recrues étrangères tentées par le djihad de partir au Sham. La vidéo, postée le 27 avril sur Youtube par le site numérique d’informations Vice News, dépeint une réalité gênante que les djihadistes se gardent de dévoiler. Ces images de guerre, filmées à l’aide d’une caméra GoPro par un combattant de Daesh, font état de l’incapacité de ces soldats à combattre et mettent en lumière des conditions opérationnelles déplorables. Enervement, stress, gestes imprécis, cet amateurisme fait plus particulièrement écho au manque de préparation militaire des « soi-disant » soldats. Sans aucun entraînement, ni même un matériel et un équipement adéquats, leur incompétence est ici criante.



Face à tant d’ignorance et d’improvisation, les combattants n’ont d’autre recourt que de faire de faux certificats médicaux pour éviter d’aller au combat8. Cette pratique aurait pris des proportions telles qu’elle aurait fait l’objet de mises en garde par les cadres de Daesh : « Aux frères médecins […] nous rappelons qu’une attestation médicale est l’équivalent d’un témoignage et que tout médecin qui écrira de faux documents devra rendre des comptes »9. Nous sommes loin de l’image du vaillant soldat que véhiculent les messages de propagande. Le manque de courage souligne la faiblesse morale et psychologique du combattant. Le rêve initial de la jeune recrue s’effondre et ses idéaux peu fondés se volatilisent… Courage, fuyons !



Et pourtant, ce n’est pas faute de doper les troupes pour en faire des machines de guerre passives et obéissantes. La prise de Captagon10 par les combattants de Daesh est une pratique courante. L’objectif recherché ? Faire de ces êtres humains des moutons, adoptant une attitude résolument décidée, dénuée de morale et d’états d’âme. Drogués et déphasés, les combattants éprouvent une euphorie intense qui leur permet de ne ressentir ni peur ni douleur et d’adopter un comportement mécanique et déshumanisé. Faisant partie de la famille des amphétamines, cette drogue stimule la production de dopamine et améliore la concentration. Le Pr Jean-Pol Tassin détaillait à Science et Avenir11 que le Captagon « entraîne une résistance à la fatigue, une vigilance accrue et une perte de jugement. Elle donne l’impression à celui qui la consomme d’être tout puissant, d’être le roi du monde ». Une fois de plus, la dissension entre l’image du valeureux guerrier islamique que prétendent être les djihadistes et celle d’un simple camé se donnant du courage avant de partir au front, est flagrante.



Tout ceci constitue des éléments permettant de montrer que la propagande n’est pas la réalité, mais bien un outil de manipulation. La désillusion gagne les cerveaux, les jeunes recrues s’aperçoivent qu’elles ont été bernées. Il ne reste que les larmes, le chagrin et la peur. Le Califat d’al-Baghdadi est loin d’offrir une société harmonieuse et égalitaire. Les cadres de l’Etat islamique sont perçus par ses membres comme « corrompus, hypocrites et indifférents face à la souffrance »12 et n’hésitent pas à corriger sévèrement les soldats voulant fuir. Fortement réprimés par les dirigeants de l’EI, les désertions et les séditions sont considérées comme une haute trahison faite à la Dawla (l’Etat). De la prison à l’exécution, des châtiments sont réservés aux membres de l’organisation islamique voulant sauver leur peau des batailles perdues d’avance.



Endoctrinés, drogués et utilisés comme de la chair à canon, les soldats du califat ne sont que les exécutants de chefs incapables de les guider au combat. On a coutume de dire qu’un soldat est à l’image de son chef. Quelle est donc la vraie nature de ces chefs-là ?


1 www.neonmag.fr « Moi, Mourad, ancien djihadiste », 26 novembre 2015. 2 Al-Qaïda, l’EIIL et leurs héritiers, Service Canadien du renseignement de sécurité, mai 2016, page 91 à 96. 3 Henryk Slenkiewicz 
4 Ibid.   5 BFM TV, Jihad : déçu par Daesh, il se livre à la police française à son retour de Syrie, 27 juillet 2015.   6 www.nonfiction.fr, entretien avec David Thomson, « Tuer pour exister, et mourir »7 20 Minutes, Les combattants de Daesh se font porter pâles pour éviter d’aller au front, 28 avril 2016. 8 Ibid. 9 Ibid. 10 Drogue de synthèse dérivée de l’amphétamine 11 Lise Loumé, Qu’est-ce que le captagon, la drogue des djihadistes ?, Science et Avenir, le 17 novembre 2015. 12 Ibid.