« Pour
une éthique de la raison numérique »1
A la
suite des attentats et de la montée en puissance de la propagande
djihadiste sur la toile, de nombreux pays et médias occidentaux ont
généré des critiques à l’égard des grands acteurs de
l’Internet (Google, Twitter, Facebook, etc.). Une fois de plus,
l’utilisation de l’Internet dans la nébuleuse de Daesh est au
centre des préoccupations occidentales. Le 9 mai 2016, par
l’intermédiaire du premier ministre Manuel Valls, le gouvernement
français annonçait une série de 80mesures visant, entre autres,
à lutter contre la radicalisation et le terrorisme en ligne. Elles
mettaient notamment en exergue la volonté du gouvernement de
s’associer aux acteurs de l’Internet dans « l’élaboration
[d’un] contre-discours » afin de développer de nouveaux
outils numériques pouvant « identifier les propagandes
naissantes sur les réseaux sociaux, leurs vecteurs de diffusion, les
principaux nœuds de propagation, et la méthode la plus efficace
pour faire porter un contre-discours ». Le 25 août 2016,
un rapport émis par la commission britannique des affaires
intérieures accusait Twitter, Google et Facebook de passivité dans
la lutte contre le djihadisme en ligne. « Les forums de
discussion et les réseaux sociaux sont la sève de l’organisation
Etat islamique et des autres groupes terroristes en matière de
recrutement, de financement et de diffusion de leur idéologie »,
soulignait Keit Vaz, président de cette commission.
Une
démarche responsable
Ainsi,
les pressions médiatiques et les injonctions gouvernementales ont
forcé les géants de l’Internet à adopter des comportements
numériques responsables et de nouvelles règles éthiques. Anthony
House, manager en charge des politiques publiques et de la
communication chez Google, déclarait qu’il était du devoir de
l’entreprise « d’éliminer le mauvais contenu »
afin « d’offrir [aux internautes] une bonne
information ». Il soulignait par ailleurs que la toile
devait appeler à l’espoir et non à la haine : « Quand
des personnes qui se sentiraient isolées se connectent, elles
doivent y trouver une communauté basée sur l’espoir et non sur la
haine ». Ainsi, Google essaie de se frayer une place parmi
les leaders soucieux d’un web éthique et responsable. En témoigne
sa communication institutionnelle qui, par le biais des médias
occidentaux, le place au rang des premiers de la classe.
L’arme
de Google
C’est
en développant un nouvel algorithme que Google espère lutter contre
le djihad numérique. Le programme « redirect method »
(« méthode de redirection »), mis au point par le
think-tank de Google Jigsaw, permet de détourner les
utilisateurs britanniques lors de leurs recherches dans Google
Search. Ainsi, plus de 1 700 mots-clés ou phrases relatives aux
thèses djihadistes, pouvant être tapés dans la barre de recherche
par des internautes, ont pu être recensés par Google. Via le
système AdWords (régie publicitaire de Google), le géant de
l’Internet renvoie les potentiels djihadistes vers des contenus
réfutant leurs thèses.
« La méthode de redirection est au cœur d’une campagne
de publicité ciblée : accompagnons ces individus qui sont
vulnérables aux messages de recrutement de Daech et à la place,
montrons-leur des informations qui les démentent »,
affirmait Yasmin Green, directeur de recherche et du développement
de Jigsaw, dans le journal Wired.
Considérées
comme plus authentiques par les équipes de Jigsaw, les
productions réalisées par des tiers, telle que lavidéo d’une femme filmant
la ville de Raqqa en caméra cachée, sont privilégiées à celles
diffusées par les institutions publiques. Ce programme, actuellement
actif en Grande-Bretagne, pourrait se généraliser au reste du
monde.
Des efforts qui restent limités
Ce
programme revêt toutefois des limites non négligeables, surtout
lorsqu’il est question de mesurer son efficacité et sa
performance. Hormis le nombre de clics et le temps de visite d’un
internaute sur une page web, l’agence n’est pas en mesure de
pouvoir fournir d’études quantitatives et qualitatives poussées
lui permettant de cibler scrupuleusement son audience. En outre,
selon Benjamin Ducol, docteur en sciences politiques et chercheur
associé d’une chaire de recherche canadienne sur les conflits et
le terrorisme, la diffusion d’un contre-narratif ne suffit pas à
lui seul pour contenir l’influence du groupe terroriste sur le
web : « Les stratégies de contre-discours actuellement
mises en œuvre (…) partent d’une croyance extrêmement naïve
selon laquelle il suffirait de proposer des discours alternatifs pour
que les individus abandonnent leurs croyances. Cette perspective voit
les croyances en vase clos, alors qu’elles possèdent une dimension
hautement sociale. En effet, si les individus croient, c’est aussi
en raison de l’écosystème dans lequel ils sont insérés. Changer
le message auquel ils sont exposés n’est pas suffisant, comme le
démontrent les innombrables études dans le champ de la
communication, du marketing politique et de la psychologie
sociale »1.
Et les autres… ?
Google
n’est pas le seul à recevoir des avis négatifs concernant son
engagement dans la lutte contre la propagande djihadiste sur la
toile. En dépit de leurs efforts, les réseaux sociaux, tel
que Twitter, font les frais de vives critiques. Pointés du doigt par
Keit Vaz, les efforts menés par cette entreprise ne seraient qu’une
« goutte d’eau dans l’océan » et
demanderaient à s’intensifier, bien que le géant de l’Internet
ait supprimé plus de 360 000 comptes à contenu terroriste
depuis la mi-2015. Comme Facebook ou Youtube, Twitter se repose
beaucoup sur le signalement des comptes djihadistes par les
internautes. Les équipes en charge de supprimer les comptes
sembleraient plus actives après un attentat : « Les
suspensions quotidiennes sont en hausse de 80% comparé à l’an
dernier, avec des pics de suspensions suivant immédiatement les
attaques terroristes »2.Twitter
reconnait que le travail n’est « pas fini » mais
reste confiant quant à l’avenir en affirmant que ses « efforts
continuent d’avoir des résultats importants ».
L’implication
de Twitter, Google et Facebook dans la lutte contre la propagande
terroriste oriente les djihadistes vers de nouveaux réseaux sociaux
tels que Telegram. Cette application d’origine russe, créée par
les frères Nikolai et le businessman libertaire Pavel Durov, est
reconnue comme étant le talon d’Achille des services
gouvernementaux combattant Daesh sur le terrain numérique3.
En effet, cette messagerie cryptée, permettant à ses utilisateurs
d’échanger des messages, photos et vidéos, vante ce qui la rend
si populaire, à savoir sa sécurité. Accessible sur la plupart des
supports (téléphone, ordinateur, tablette, etc.), cette application
permet d’envoyer des messages chiffrés de bout en bout4.
En d’autres termes, le message ne peut être déchiffré que par
son émetteur et/ou son récepteur, les serveurs de Telegram ne
pouvant pas stocker ces informations.
Cette
application est appréciée des djihadistes car elle propose des
formats de communication différents. Le « secret chat »
offre la possibilité à un émetteur et à un récepteur de détruire
leurs messages après une certaine durée. Pour dialoguer à plus
grande échelle, les « groupes » et les « supergroups »
permettent d’échanger avec des destinataires choisis, le nombre de
membres pouvant s’élever jusqu’à 5 000. Enfin, les
« chaînes » publiques peuvent accueillir un nombre
illimité d’utilisateurs.
L’implication de ce réseau social dans la lutte contre le terrorisme et la radicalisation est loin d’être aussi accomplie que Twitter. Les signalements envoyés à Telegram ne sont quasiment pas pris en compte par les dirigeants de la société qui se cachent derrière la liberté d’expression.
L’implication de ce réseau social dans la lutte contre le terrorisme et la radicalisation est loin d’être aussi accomplie que Twitter. Les signalements envoyés à Telegram ne sont quasiment pas pris en compte par les dirigeants de la société qui se cachent derrière la liberté d’expression.
Ainsi, l’utilisation de plus en plus fréquente de Telegram par les
terroristes laisse à penser que les travaux menés par les géants
de l’Internet sont de réels freins à la propagande djihadiste. Le
glissement du djihad numérique d’un réseau social à un autre est
devenu le problème des services gouvernementaux voulant freiner,
voire neutraliser la propagande sur le net. A l’instar du « balloon
effet » 5
en Amérique du Sud, théorie désignant le déplacement d’activités
criminelles d’une zone géographique à une autre, le problème du
djihad numérique s’apparenterait au principe des vases
communicants. Ansi, afin d’augmenter l’efficacité de cette lutte, les efforts devraient être menés
simultanément par tous les acteurs de l’Internet aussi bien au
niveau technique qu’au niveau discursif.
1
Trujillo Elsa, « Pour une éthique de la raison numérique. La
vie algorithmique », note de lecture, 17 avril 2015,
www.inaglobal.fr
2
Le Monde,
« Internet n’est jamais seul, à quelques exceptions près,
dans les trajectoires de radicalisation », 01 décembre 2015.
3
https://blog.twitter.com,
consulté le Jeudi 18 août
4
Slate, « Telegram,
l’application qui permet à Daech de communiquer sans risque »,
17 novembre 2015.
5
Wikipédia, Principe
de bout-à-bout :
« Les messages que vous envoyez à votre destinataire sont
chiffrés localement avant même d’être envoyés sur le réseau.
Le serveur lui ne fait rien d’autre que relayr le message chiffré
et c’est le client du destinataire qui déchiffre le message, la
transaction est ainsi sécurisée indépendamment du serveur donnant
ses services qui, lui, pourrait être compromis ».
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