jeudi 16 juillet 2015

Créer l'illusion pour déchainer les émotions


Dans un précédent article nous évoquions de quelle manière Daech met en image l'horreur pour masquer ses défaites sur le front militaire. Cette organisation terroriste se caractérise entre autre par une maîtrise parfaite des outils de communication et nous ne pouvons que souligner la perfection de ses productions vidéo en terme de propagande.
Daech sait raconter les histoires. Il maîtrise ce que l'on nomme le Story Telling et en cela rien n'est fait au hasard: chaque image, chaque son, chaque effet est réfléchi, choisi pour atteindre un effet précis. Daech maîtrise la scénarisation, mais également la mise en scène et certains effets techniques cinématographiques qui vont transformer l'irréel en réel pour semer le doute dans l'esprit du spectateur. 
Car ce qui est important pour Daech, ce n'est pas que l'acte filmé soit vrai ou faux, ce qui est important c'est l'émotion et la réaction qu'il va générer.
Les exécutions sont indéniablement réelles et les protagonistes clairement identifiés: boureau et exécuté sont filmés dans le même cadre, l'acte de mise à mort ne laisse aucun doute sur l'identité du bourreau. D'autres sont cependant plus tendancieuses, même si à la fin de l'histoire un homme est exécuté. Loin de nous l'idée de proposer une théorie complotiste comme certains qui prétendent que les exécutions sont fausses.
Nous proposons une analyse de la vidéo diffusée en mars 2015 dans laquelle un jeune enfant exécute à l'arme à feu un jeune homme présenté comme étant un espion au service du Mossad.  C'est deuxième fois qu'une production vidéo de Daech met en scène une exécution réalisée par un enfant, quelques mois auparavant un autre enfant exécutait deux hommes d'une balle dans la nuque. Voici donc un décryptage du Story Telling de cette vidéo et une analyse filmique pour mettre à jour les mécanismes de propagande utilisés par Daech. Nous ne mettrons pas à disposition le lien permettant de visionner cette vidéo car nous ne voulons pas être les complices de la diffusion d'une propagande initiée par un groupe terroriste. Nous diffuserons seulement quelques captures d'écran afin d'étayer nos propos et illustrer notre analyse.

Un scénario maintes fois éprouvé

Le scénario s'organise autour d'un enchainement de séquences éprouvées à plusieurs reprises dans les productions de Daech: la première minute de la vidéo est consacrée au titre qui annonce l'épilogue de l'histoire qui  sera contée au spectateur. L'accusé se confesse face à la caméra en expliquant les circonstances qui l'ont mené à accomplir l'acte délictuel. Cette confession est  très habilement illustrée par des séquences en noir et blanc figurant la reconstitution des faits. Le propos de l'accusé prend vérité grâce à sa mise en image. Après cette séquence de 6 minutes, l'accusé reconnait sa faute et la sentence est annoncée: la mort.
Le film atteint son point d'orgue avec la mise à mort par un enfant d'une dizaine d'année. Dans cette séquence de 2 minutes 30 secondes, le coupable est exécuté par arme à feu, de face; le bourreau laisse éclater sa joie et sa fierté après avoir vidé son chargeur sur le corps de l'homme gisant à ses pieds. Le film se termine par l'annonce des prochaines cibles, ce qui laisse présager une possible suite à ce film.


Le rituel du passage à l'âge adulte revisité par Daech

La thématique principale de cette vidéo présente deux niveaux de lecture. 
Le premier niveau de comprehension relativement explicite  propose un discours judiciaire habituel dont l’'aboutissement est la condamnation et la mise à mort d’'un espion au service du Mossad infiltré dans les rangs de Daech.
Le deuxième niveau de lecture,  plus implicite et compréhensible par une analyse précise de l'image et de la sémantique, met en opposition les destins de deux jeunes hommes à travers leur rite de passage à l’'âge adulte dans l’'accomplissement d’'un acte de bravoure.  La mise en parallèle de ces deux destins révèle la philosophie des deux camps. 
L'’espion au service du Mossad âgé de 19 ans a accompli sa mission, son acte de bravoure, en infiltrant et espionnant Daech sous l’'impulsion et l’'encouragement de son frère ainé et de son père eux-mêmes agents du Mossad qui lui promettaient un bon salaire. Cet acte d'héroïsme est un rite de passage par lequel il intègre leur cercle et devient à son tour un adulte. 

L’'enfant va lui aussi devenir adulte sous les yeux du spectateur. Présenté comme un « jeune lion du Califat », il est exhibé à l'’auditoire par l’'orateur qui fait figure d'autorité paternelle. Le jeune lion réalise son passage initiatique en accomplissant un acte de bravoure consistant à exécuter l’'espion du Mossad. Son acte est fait en pleine conscience, il fait face au condamné, loue Allah et persiste en tirant à nouveau. Ce film est en quelque sorte un aboutissement si l'on en juge par les précédentes vidéos qui mettaient en scène la formation et l'entrainement de Lionceaux du Califat: c'est donc une suite logique dans le narratif de Daech.

Un discours binaire comme toujours

Encore une fois, Daech marque la binarité de son discours en opposant un rite initiatique de mécréants placé sous le signe du mercantilisme à un rite initiatique placé sous le signe de la piété et la dévotion pour Allah. De nouveau, le pur est opposé à l'’impur, le juste à l’'injuste et le bon au mauvais.

Ce vidéogramme prend place dans une suite logique narrative : l’'histoire de ce jeune lion du Califat qui devient aujourd’hui un homme avait auparavant été mise en image à travers une vidéo narrant sa formation en école.  
L'’inexorable victoire promise à l'’Etat Islamique est démontré à travers l'’image chargée d’'espoir de ce jeune lion du Califat qui a mis à terre un espion formé et entrainé par le Mossad.

Allégorie du combat de David contre Goliath, le panoramique allant du bas vers le haut intensifie l'idée de domination du jeune lion qui a terrassé l'espion.

 Maîtrise technique  

Par ses aspects techniques, Daech montre encore une fois un professionalisme certain dans le domaine de la propagande.
Les prises de vues mobilisant plusieurs caméras sont toutes d'’une grande qualité, que ce soient celles réalisées pour les interviews ou les illustrations.
La profondeur de champs extrêmement faible met en avant les personnages et occulte le décor de l'’attention du spectateur.
L'’excellente qualité du ralenti de la séquence d’'exécution au moment du tir  laisse envisager l'’utilisation d'’un matériel professionnel.
Mais la qualité réside surtout dans le montage qui est judicieusement conçu pour garder l’'attention du spectateur : diversité des valeurs et angles de prise de vue, alternance de séquences en couleurs et en noir et blanc, intégrations d’'infographies élaborées, superposition d'’images et d'’infographies dans le même cadre. L'’utilisation des ralentis accentue l’'aspect solennel et dramatique de l’'exécution. Des effets d’'onde de choc et onde de chaleur semblent avoir été rajoutés pour focaliser l’'attention du spectateur sur l’'arme portée par l'’enfant.

Au-delà d'’une excellente prise de son en intérieur à l’occasion de la confession de l'’accusé et en extérieur lors de son exécution, l'’illustration sonore du film appuie la dramaturgie des images. 




L'’environnement graphique reprenant l'’univers des jeux vidéo et du film Matrix font écho à la vidéo présentant l’'exécution du pilote jordanien : de la même manière le coupable ainsi que les futures cibles sont identifiés selon une fiche signalétique. Virtuel et réel se mélangent pour brouiller les pistes et toucher l'univers des spectateurs âgés de 15 à 35 ans en utilisant leurs codes culturels.

Mais ce qui est le plus notable dans ce film est la manière dont est filmé l'instant de l'exécution. Le film veut nous faire croire que l'enfant appuie sur la détente, les gros plans sont présents pour souligner l'importance et la dramaturgie du geste. Mais à bien y regarder,  à aucun moment un plan large ne montre d'un même tenant l'enfant, sa main, le coup partir et l'homme s'écrouler.
La séquence est découpée comme dans un vrai polar, comme au cinéma. Soulignons au passage que l'on retrouve la même particularité dans la première vidéo présentant une exécution par un enfant, alors que toutes les autres vidéos d'exécutions ne laissent pas de place au doute.

Enchaînement des trois plans successifs



L'homme est bien mort, exécuté à genoux, mais exécuté par qui?
Pour le spectateur qui regarde cette vidéo, le choc est énorme et la raison s'envole. L'illusion est totale, l'émotion est là: Daech réussit à faire exécuter de sang froid, les yeux dans les yeux, un adulte par un enfant.
En touchant au sacré de l'enfant le message de ce film nous terrifie et c'est bien là que se trouve l'intention de l'auteur, l'intention de Daech; peu importe qu'il nous présente une vérité partielle ou totale, ce qui importe c'est l'émotion et les réactions qui en découlent.
Ayons un regard critique.







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